Il est remarquable que la science tend à généraliser étrangement la notion de société. Elle nous parle de sociétés animales, de sociétés cellulaires, pourquoi pas de sociétés atomiques ? J'allais oublier les sociétés d'astres, les systèmes solaires et stellaires. Toutes les sciences semblent destinées à devenir des branches de la sociologie. Je sais bien que, par une fausse intelligence du sens de ce courant, certains ont été portés à voir dans les sociétés des organismes ; mais la vérité est que, depuis la théorie cellulaire, les organismes sont devenus au contraire, des sociétés d'une nature à part, des cités à la Lycurgue ou à la Rousseau, exclusives et farouches, ou mieux encore des congrégations religieuses d'une prodigieuse ténacité égale à la bizarrerie majestueuse et invariable de leurs observances, invariabilité qui ne prouve rien d'ailleurs contre les diversités individuelles et la force inventive de leurs membres... Qu'est-ce que la société ? On pourrait la définir à notre point de vue : la possession réciproque, sous des formes extrêmement variées, de tous par chacun. La possession unilatérale de l'esclave par le maître, du fils par le père ou de la femme par le mari dans le vieux droit n'est qu'un premier pas vers le lien social. Grâce à la civilisation croissante, le possédé devient de plus en plus possesseur, le possesseur possédé, jusqu'à ce que, par l'égalité des droits, par la souveraineté populaire, par l'échange équitable des services, l'esclavage antique, mutualisé, universalisé, fasse de chaque citoyen à la fois le maître et le serviteur de tous les autres. En même temps les manières de posséder ses concitoyens et d'être possédé par eux sont chaque jour plus nombreuses. Toute fonction nouvelle, toute industrie nouvelle qui se crée, fait travailler les fonctionnaires ou les industriels nouveaux au profit de leurs administrés ou de leurs consommateurs nouveaux, qui en ce sens acquièrent un véritable droit sur eux, un droit qu'ils n'avaient pas auparavant, tandis qu'eux-mêmes sont devenus inversement, par cette nouvelle relation à double face, la chose de ces industriels ou de ces fonctionnaires. J'en dirai autant de tout débouché nouveau. Quand une ligne de fer, qu'on vient d'ouvrir, permet à une petite ville du plateau central de s'approvisionner de marée pour la première fois, le domaine des habitants s'est accru des pêcheurs de la mer qui maintenant en font partie, et ils augmentent pareillement la clientèle de ces derniers. Abonné d'un journal, je possède mes journalistes, qui possèdent leurs abonnés. Je possède mon gouvernement, ma religion, ma force publique, aussi bien que mon type spécifique humain, mon tempérament, ma santé ; mais je sais aussi que les ministres de mon pays, les prêtres de mon culte ou les gendarmes de mon canton me comptent dans le chiffre du troupeau dont ils ont la garde, de même que le type humain, s'il se personnifiait quelque part, ne verrait en moi qu'une de ses variations particulières. Toute la philosophie s'est fondée jusqu'ici sur le verbe Être, dont la définition semblait la pierre philosophale à découvrir. On peut affirmer que, si elle eût été fondée sur le verbe Avoir, bien des débats stériles, bien des piétinements de l'esprit sur place auraient été évités. - De ce principe, je suis, impossible de déduire, malgré toute la subtilité du monde, nulle autre existence que la mienne ; de là, la négation de la réalité extérieure. Mais posez d'abord ce postulat : « J'ai » comme fait fondamental, l'eu et l'ayant sont donnés à la fois comme inséparables. Si l'avoir semble impliquer l'être, l'être assurément implique l'avoir. Cette abstraction creuse, l'être, n'est jamais conçue que comme la propriété de
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