Luxure et luxuriance : on pourrait presque résumer ainsi l’œuvre d’Andrèas Embirìkos, l’un des poètes majeurs du XXe siècle grec. Il vécut entre 1901 et 1975, voyagea beaucoup hors de Grèce, connut André Breton et bien d’autres et introduisit dans son pays, outre le surréalisme, la psychanalyse qui devint son métier. Son premier recueil, Haut-fourneau, en 1935, secoua une poésie grecque alors un peu sage par ses images délirantes et son refus des conventions littéraires ou morales. En 1945, Domaine intérieur prenait ses distances avec l’orthodoxie surréaliste tout en affirmant dans une langue incroyable, d’un archaïsme à la fois solennel et joueur, une sensualité exubérante, un amour inépuisable pour la chair des femmes et aussi celle des mots. Tournant le dos à la grisaille et la noirceur du monde, il nous entraîne dans des jungles d’images, chantant à jet continu l’éternel retour du désir. Mais l’érotisme, ici, n’est pas seulement une affaire de plaisir égoïste : il s’agit, en libérant les corps, de libérer aussi les esprits — ceux de l’humanité entière. L’exaltation du plaisir, chez notre poète, débouche sur une véritable religion de la liberté, exprimée — les religions successives adorant piller les précédentes — en termes volontiers christiano-païens. Embirìkos est entre autres choses un utopiste flamboyant, rêvant et prêchant rien moins qu’un monde nouveau, avec une certaine grandiloquence parfois, mais n’a-t-elle pas son charme elle aussi, cette ferveur, cette foi un peu folle ? Jamais elle ne devient pesante. La pensée d’Embirìkos garde toujours quelque chose de frais, d’effervescent, de candide et généreux, d’autant qu’on la sent parcourue en douce par un humour d’autant plus savoureux qu’impalpable. Quant à ses phrases, de même, longues, chargées, répétitives, elles échappent à toute lourdeur, débordantes, jaillissantes, égayées par d’éclatantes couleurs sonores, scandées par la percussion d’obsédantes répétitions, portées par une allégresse, une ivresse qui leur donnent la palpitation de la vie. Ces poèmes qui peu à peu se tendent et montent jusqu’à une déflagration finale, à un cri de volupté — souvent éjaculé dans un idiome inconnu, comme si la langue du quotidien n’avait plus cours, comme si l’ascension débouchait sur la pentecôte, comme si l’on atteignait enfin l’autre monde, qui est dans celui-ci —, ces poèmes orgasmiques, il est éminemment jouissif de les traduire. J’ai longtemps attendu, d’autres s’éclatant à ma place. Jacques Bouchard a traduit Haut-fourneau, puis Domaine intérieur, Michel Saunier Argo, fiction en prose — bijou hélas épuisé —, et Constantin Kaïtéris Amour Amour. Restent les deux recueils de la fin : les proses d’Oktàna, rédigées entre 1942 et 1965, et les vers libres de Ce jour d’hui comme hier et demain, qui datent pour l’essentiel de la période 1965-72. Ces deux recueils parus après la mort du poète, en 1980 et 1984 respectivement, il n’est pas interdit de les placer aussi haut que les précédents, largement plus connus. Et l’on ne peut qu’être ému en se souvenant des heures si sombres que vivait la Grèce tandis qu’Embirìkos déroulait en secret, pour lui seul ou presque, ses visions lumineuses, édeniques. Lorsque Michel Saunier, qui m’avait confié naguère son projet de traduire Oktàna, m’a informé qu’il ne souhaitait pas poursuivre, j’ai sauté sur l’occasion. On trouvera ici les deux-tiers de chacun des deux recueils. Une partie a été publiée sur mon site, volkovitch.com, tout au long de l’année 2008-09. Le reste, inédit. Reste à traduire Le Grand Oriental, énorme roman érotique en huit volumes, publié en 1991, quarante ans après sa rédaction et quinze ans après la mort de l’auteur. Je doute...
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